• Ombres chinoises à Mantes la Jolie

     Ombres chinoises à Mantes la Jolie

     

    A tous les bleus : bleu,  bleu clair, bleu lagon, bleu turquoise, plus proche du vert que du bleu ; bleu profond du Pacifique ; bleu pour les garçons (et rose pour les filles) ; bleu du ciel et bleus du corps en chute, bleus de l’âme, bleu dans la vie et Mamy Blue…

     

    Des histoires bleues ? J’en ai en pagaille. Les époques se bousculent, les souvenirs se mêlent, et le blues de la  nostalgie s’égrène sur le mur de la jeunesse. Le mur de la jeunesse et de la nostalgie j’en connais un à Mantes la Jolie. Tout près de l’église il y avait un garage, un entrepôt, un simple mur blanc ? Je ne sais plus…mais je sais qu’un soir d’hiver…

    Une de mes meilleurs amies je l’ai connue au lycée, le lycée Sophie Germain à Paris (du nom d’une grande mathématicienne), dans les années soixante. Une autre amie n’écoutait que Cloclo, elle était folle de lui. Nous avions des jupes plissées et des blouses, une semaine rose une semaine beige avec le nom et la classe brodés en rouge ; nous jouions aux quatre coins et à la délo, à la balle au mur et à la grosse corde à sauter, où l’on entrait à deux. Et de douze à dix huit ans nous étions là, évoluant des petites sixièmes aux grandes terminales ; que des filles ! Et il y eut mai 68 au milieu, et nous avons connu les commissions de réforme des programmes où profs et élèves œuvraient ensemble, labeur acharné, à écrire un nouveau chapitre de l’Histoire.

    Oui une de mes meilleurs amies au prénom des bois, Sylvie, ou plutôt ses parents, avaient une maison à Mantes la Jolie, héritage familial, et moi qui vivais dans un deux pièces, elle m’invita à passer quelques jours dans sa maison. Je ne sais même plus comment on y allait à l’époque. Mais il faisait froid ces jours-là et sombre très tôt. Nous aimions beaucoup bouger, sauter, danser et rire. Alors nous allâmes avec nos gants et nos bonnets jouer près de l’église en attendant le repas du soir. Les réverbères étaient parfaits et nous avons passé un long moment à improviser sur ce mur blanc toutes ces sortes de silhouettes qu’inspirent à de jeunes lycéennes la proximité d’une bâtisse religieuse. Sans spectateur pour nous applaudir, nous fûmes je crois géniales, et ces ombres chinoises sur le mur de Mantes la Jolie sont restées pour toujours associées à Sylvie. Il y eut notamment la Reine des Serpents, sortie des Mille et Une Nuits avec l’un de ses nombreux amants : un seul baiser de la reine et la peau de l’amant prenait une teinte bleue qui le trahissait…

    Quand nous fûmes bien réchauffées par le repas familial, et par un thé brûlant et épicé pour nous remettre de nos exploits extrêmes orientaux, nous écoutâmes, parents et filles, un épisode des Maîtres du mystère à la radio, cette série qui m’a donné tant de frissons quand je l’écoutais dans le noir avec ma mère au fond du lit les nuits d’hiver.

    Des ombres chinoises aux assassins de l’ombre, que de frissons délicieux et intenses pour des imaginations vierges : toute petite, vers sept huit ans, le jour d’une interminable grève de courant, la petite fille a dû lire à la bougie son mini livre qu’elle a découpé dans Spirou , celui qui lui a fait découvrir les Schtroumpfs ! Le Schtroumpf noir qui crée une peur bleue dans le village, et qui a tant faire rire la petite fille. Il vaut mieux car la voix du conteur des Maîtres du mystère qu’elle écoute ensuite avec sa maman la glace jusqu’au sang ; et pour s’endormir il va lui en falloir compter des moutons ou des Schtroumpfs bleus ! Ainsi s’enracinent en elle le bleu et la peur liés au pouvoir du faiseur d’histoires, la voix profonde et chaude de la sirène remontée des eaux du lac Titicaca qui racontait son histoire sur les ondes de France inter, de l’enseignante qui aime  tant à raconter le récit des Mille et Une Nuits, Ulysse enchanté par Calypso, la disparition de Blondine dès qu’elle s’engage dans la forêt des lilas, ou l’engloutissement de la ville d’Is dans la baie de Douarnenez, en cette Bretagne aux mille légendes.

    De Mantes la Jolie à la Bretagne une même nostalgie court et s’épanouit en fleurs du souvenirs. Des collégiens bretons disparus lors d’un voyage à Paris…le temps fait son travail et les chaises bleues du parc de saint Korrentin  jaillissent de la mémoire et du mur où elles étaient encastrées, cachées au regard, trésor inespéré.

     

    Dix ans après l’apparition des ombres sur le mur de Mantes la Jolie un groupe de collégiens, tous latinistes, partent en voyage d’agrément culturel pour découvrir Paris et surtout les vestiges romains de la capitale. Ils sont accompagnés de leur professeur de latin, qui ne redoute rien en emmenant onze jeunes adolescents,  huit filles et trois garçons, au mieux de leur forme physique, sentimentale et intellectuelle. Peut-être que si elle avait su…Mais voilà ! la réussite de ce voyage fut exemplaire : tous aimèrent Paris ; ils visitèrent l’Assemblée Nationale, Notre Dame, les arènes de Lutèce, le Jardin des Plantes, les Buttes Chaumont, le Musée du Louvre, ils arpentèrent les Champs Elysées, la Place des Vosges ;  ils assistèrent à une représentation de La Cantatrice chauve. Et c’est là que ça commença à se corser. Ils étaient tellement écroulés de rire qu’ils entraînèrent les spectateurs puis les acteurs dans leurs fous rires et au bout de quelques minutes évidemment le spectacle était autant dans la salle ; bref, ils firent leur première éducation de l’absurde cette matinée-là, ce qui leur donna des idées : pourquoi rester dans le monde de la raison quand c’est si simple de tout faire dérailler ? D’ailleurs ils s’étaient rendus à l’Assemblée Nationale, car un membre du groupe avait son père député en ce temps là ; et ils avaient été surpris de longer les couloirs de cette bâtisse vide (l’assemblée ne siégeait pas à ce moment là) ; et ils avaient joué à cache-cache en silence et sans qu’on les voie ; et l’un des garçons s’était perdu et il avait fallu ruser, inventer une abracadabrante histoire pour convaincre les huissiers qu’il ne l’avait pas fait exprès ; il était si facile de se perdre dans les rouages de l’Etat ! Et ça leur avait donné des idées sur la manière dont les conspirations se nouaient (comme autrefois dans les dédales des châteaux forts se croisaient mages et empoisonneurs sans se rencontrer, car ils empruntaient moult escaliers secrets).

    Donc il leur vint une idée : deux d’entre eux allaient disparaître aux yeux du monde lors de la photo finale du groupe dans les jardins du Luxembourg : on trouverait bien un truc photographique ; et réapparaître lors de la photo de la gare de Quimper, quand les parents viendraient récupérer leur progéniture enchantée de son voyage. Bon, mais voilà, ça ne se passa évidemment pas comme prévu : quand on développa la photo du groupe, ils avaient effectivement disparu de la pellicule. Personne ne s’en inquiéta, on se dit qu’on n’aurait même pas à truquer la photo, puisqu’elle l’était déjà ; on n’aurait qu’à la reproduire et à la distribuer pour garantir le talent de magicien acquis à Paris.

    Oui mais quand le groupe arriva en gare de Quimper, c’était le branle-bas de combat dans le train, sur le quai, dans la ville, à Paris, car les deux qui manquaient sur la photo avaient réellement disparu, alors qu’ils se rendaient à la voiture buvette : il y avait la fille du député, et le garçon qui les avait tellement fait rire en répétant sans cesse, à chaque découverte, « il est chouette mon 33 tours » c’était sa blague préférée. Il faut dire qu’il avait acheté chez les bouquinistes à tout petit prix  (il en était très fier) un « Old Stack o’Lee Blues » qu’il fredonnait de sa jeune voix en pleine mue, pour le plus grand bonheur des oreilles !  Eh bien il n’était plus du tout chouette le trente trois tours.

    Malgré des recherches acharnées, on ne les avait pas retrouvés. Mais le professeur  eut alors une idée : et si on la faisait, cette photo de groupe ? On la fit donc, mais les visages étaient en larmes, et c’est à contrecœur qu’on posa pour l’éternité. On alla développer sur le champ la pellicule et o miracle, les deux disparus se trouvaient sur le film!  Oui, mais pas dans la réalité ! On fit appel aux médecins, aux psychiatres, à la police, aux renseignements généraux, aux sectes, à l’église, aux voyants et astrologues de tous poils, mais personne n’avait d’explication, et le temps passait, on était arrivés à la fin de l’année scolaire, qui était la fin du collège pour tous, et l’on allait se séparer pour de nouveaux horizons scolaires. Alors, comme ils l’avaient décidé le dernier soir à Paris, mais dans une toute autre disposition d’esprit, les adolescents et leur professeur se firent la promesse solennelle de se retrouver dix ans plus tard, à Quimper, quels que soient les aléas de l’existence, pour partager leur devenir.

    C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent le 2 juin 1986, dans le parc de Saint Korrentin, tous assis sur de jolies chaises bleues, près du bassin à poissons. Et ils avaient soigneusement placé auprès d’eux deux  chaises vides pour le cas où…on ne sait jamais… leurs amis disparus auraient été retrouvés et auraient eu connaissance du rendez-vous. Mais point de P ni de B, hélas ! On papota, on échangea, on raconta, on alla boire au café proche, on déjeuna ensemble, mais le cœur n’y était pas. On revint quand même une dernière fois dans le parc et on prit des photos, se disant bien que c’étaient les dernières, et qu’on ne se reverrait plus.

    Et alors, stupéfaction au développement : les deux chaises bleues vides n’étaient plus là : ils discutèrent, se disputèrent même : on avait dû les déplacer pendant leur absence, on avait oublié de les replacer - c’est fou ce qu’on oublie vite ses amis et blablabla- Bon, ils se précipitèrent dans le jardin pour repérer l’arrangement des chaises ; et mince alors, qu’il était chouette mon trente trois tours ! P et B étaient là, comme il y a dix ans, quand on avait pris la photo dans le jardin du Luxembourg. Et ils leur faisaient de grands signes amicaux. -Bon vous êtes en retard au rendez-vous ! Cela fait des heures qu’on vous attend.

    Ils n’avaient pas changé, seule leur peau gardait un peu de cette teinte bleue que l’on prend quand on a eu peur, quand on a été malade, ou qu’on a traversé trop vite les rives inaccessibles de l’océan des rêves, bleue comme les chaises bleues du parc de Saint Korrentin.

     

    Ce qui avait attiré la parisienne (à moitié bretonne par sa mère) en cette région du Finistère Sud ? Sans doute les grands espaces, le vent, le granite, la mer surtout, et la force des mythes. Ecarquillant les yeux sur la dune, au ras de la  Baie des Trépassés, d’où partaient les âmes des druides vers les îles bienheureuses, elle fixe par temps clair la minuscule île de Sein. Et songe à la monstrueuse tempête qui a englouti Dahud et la ville d’Is. Et elle repense à la tempête bien réelle celle-là qu’elle a vécue dix ans plus tard sur le lac Titicaca, où elle désirait tant retrouver la trace de l’énigmatique sirène remontée des eaux, qu’elle avait rencontrée sur les ondes.

    Il lui reste une photo médiocre prise sur le lac Titicaca : on n’y voit que les eaux un peu agitées (déjà !) du lac et un minuscule voilier à voile  bleue. Rien à voir avec ce qu’elle y a vécu avec sa famille et ses amis.

    Et pourtant Titicaca (avec son nom si peu mélodieux) ils en rêvaient tous, à leur manière. De toute façon la profondeur de ses eaux et son caractère sacré pour tant d’Indiens étaient à eux seuls une invite. Et puis lui revenait sans cesse en mémoire la série qui passait sur les ondes de France Inter dans les années soixante dix, et qu’elle n’avait jamais retrouvée, même en écrivant à Radio France ou en envoyant ses parents sur place se renseigner. « Sous quelle étoile suis-je née » racontait l’histoire d’une femme qui serait née des eaux du Titicaca, ou  en serait remontée  après une chute de son astronef. Une extra-terrestre donc plus que bi ou tri centenaire qui aurait participé à l’histoire du monde sous plusieurs régimes, comme Cagliostro ; une femme pleine de sagesse et de mystère, de sensualité aussi, et dont le chat possédait ce nom impossible et envoûtant à la fois : Personne.

    Alors vous imaginez bien que le lac Titicaca était bien plus encore que le lac sacré des Indiens ; il pouvait être le lieu d’une rencontre fabuleuse entre les mondes. Et qui sait ? Peut-être allaient-ils voir remonter à sa surface une nouvelle sirène plus vieille que le temps !

    Ils embarquèrent par une belle matinée ensoleillée direction les îles flottantes puis Taquile où ils devaient  prendre leur repas. La première partie du voyage se passa très bien et ils furent étonnés par ce mode de vie : dans l’humidité totale, avec un sol de roseaux à reconstruire en permanence, une odeur pas toujours de rose, mais des gens accueillants et colorés et ils firent de bien belles photos de leurs embarcations à proues d’animaux.

    Le trajet fut un peu long jusqu’à Taquile, mais ils profitaient de la traversée de Titicaca pour songer aux empires détruits et à l’éternité de la nature.

    La montée vers le village fut sportive et le repas sympathique. Mais leur guide les pressait,  disant qu’il fallait vite redescendre et reprendre le bateau avant que le vent se lève sur le lac. Tout au bien-être du repas, et à leurs envies touristiques, ils ne voyaient pas pourquoi à peine arrivés il leur fallait repartir alors qu’il faisait si beau !

    Ils ont vite compris ! Car le temps changea si brusquement, que leur capitaine s’inquiéta ; il était pendu à sa radio, demandant des conseils, annonçant qu’il allait changer de route pour éviter la tempête et qu’un car viendrait les chercher pour les ramener à l’hôtel de Puno.

    Il avait peur de ne pas avoir assez de carburant. Déjà l’eau rentrait un peu dans le bateau par une fenêtre qui ne fermait pas, et ils s’apercevaient que ce bateau était plus qu’approximatif, tant dans son entretien que dans ses mesures de sécurité.

    Mais quand il voulut changer de cap, les vagues commencèrent à se mettre en travers, et il fallut renoncer, et revenir à l’itinéraire de départ. Et impossible de jeter l’ancre au beau milieu d’un lac si profond ! Transis par le vent et l’eau, transis par leur peur aussi, les membres de la petite troupe se mirent à chanter n’importe quoi : toutes les vieilles chansons de l’enfance, tous les tubes plus ou moins connus par cœur y passèrent. Ca rassurait même le capitaine. Le petit Grégoire fut malade, et ils étaient tous assez chavirés.

    Après cinq heures de navigation houleuse ils rentrèrent tout de même au port. Et allèrent se consoler dans les rues de Puno, puis au restaurant, où un groupe de musiciens leur fit oublier tant bien que mal leur aventure, avec dédicaces de CD…

    De sirène enchanteresse, point ; de trésor englouti, aucune trace ; de nobles indiens dignes et majestueux, aucun si ce n’est le capitaine aussi effrayé et inquiet que ses passagers et ses correspondants radiophoniques à la voix métallique !

    Pas de miroitement poétique de la surface des eaux qui aurait permis, grâce à la méditation, de se relier aux mystères du temps et de l’espace ; et par un temps pareil, comment la fidèle auditrice de « sous quelle étoile suis-je née » aurait-elle pu apercevoir le chat Personne, dialoguant dans le silence de ses yeux d’or avec sa maîtresse ? Peut être sur cette petite barque et sa voile bleue… mais elle ne se rappelle même plus qui prit la photo. Au fait, qui ?

     

    PS : aux dernières nouvelles, lui a rapporté la responsable Mémoire à Radio France, elle ne retrouvera jamais les cassettes de l’émission : ces cassettes n’existent pas…c’était du temps d’avant la création de l’INA, on n’archivait pas tout, et il n’y avait pas toujours un mouchard…

     

    De la peur du mystère à la radio à la peur bleue de la mort par noyade, deux générations sont passées, la reine des serpents a imprimé à jamais quelques uns de ses bleus sur la peau, sous les yeux de ses amants… La lycéenne a connu l’incomparable lumière des Tropiques.

    Que reste-t-il des ombres de Mantes la Jolie, des collégiens enfuis et de la tempête sur le Lac Titicaca ? Juste un petit air de jazz sur un souffle d’alizé pour traverser le bleu turquoise d’un lagon, passer la barrière de corail et plonger dans le grand bleu…Dans le film « Seul au monde » avec Tom Hanks, l’obstacle majeur qui prive le héros de liberté, c’est la barrière de corail qu’il ne réussit pas à franchir pour retourner vers la civilisation. Pour les jeunes des îles perdues du Pacifique sud, la barrière de corail ce sont la coutume locale et l’argent, le prix du billet d’avion qui leur permettrait d’aller travailler ailleurs. Amateurs de coca cola, et de jazz américain, ils cultivent leur blues derrière leurs grands sourires et quand ils se regardent dans la glace, ils voient derrière eux, dans l’ombre bleue de la mer éblouie de soleil, le mirage occidental. Ils aiment beaucoup chanter, ces enfants des îles, ils sont très doués, et a cappella entonnent des chansons à plusieurs voix. Elles ont la chaleur des Tropiques, la profondeur de l’océan, la joie de la jeunesse, et la nostalgie bleue des désirs infinis…Elles ont comblé la petite fille qui lisait au fond de son lit, par une nuit sans lune et sans électricité des histoires farfelues, des histoires bleues.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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