• Crépuscule

           

     

    Elle est partie aux aurores ce matin. Oui, Aurore est partie ce matin. Et personne ne l’a vue, personne ne sait quelle direction elle a prise, quel était son but, sa destination…On sait seulement que son prénom ne lui plaisait plus, qu’elle en avait assez d’entendre : Aurore aux doigts de fée, le commencement du jour, tous les espoirs sont permis, cet instant de silence avant l’éveil du jour…Elle qui n’aime pas le rose, elle qui déteste se lever tôt le matin, elle qui aime les musiques tonitruantes, les lumières de la nuit, elle si pessimiste.

    Elle est partie. Et déjà son absence ne fait plus sens, déjà la grisaille de l’oubli suit son invisible parcours, déjà ses parents se tournent vers d’autres aurores plus prometteuses.

    Alors, soulagée, allégée, Aurore a pris ses jambes à son cou, et d’un bond de rockeuse entraînée, a disparu.

     

    La commune industrieuse se réveille. Et venant de la rocade toute proche, les bruits lancinants des véhicules s’amplifient. C’est sympa de franchir un pont, on a toujours un peu l’impression qu’on change de rive, de monde, d’existence. Mais franchir un pont par-dessus la rocade d’une grande ville, ça n’a rien de très poétique !

    Et pourtant ! D’un côté les tours d’habitation, avec leurs cloisons si fines, qu’on partage la vie des voisins : et Dieu sait qu’on s’en passerait souvent, de partager la vie des voisins ! Sauf peut-être si l’un d’eux vous invite à prendre un thé à la menthe et vous projette un bon vieux film en noir et blanc sur les colonisations africaines…Il y en a comme ça, des profs de fac qui décident de vivre au milieu des prolos, à moins qu’ils ne soient prolos eux-mêmes – car chacun sait bien que les hautes études et la recherche ça ne mène à rien, en tout cas à rien de bien payant en espèces sonnantes et trébuchantes…Où en étais-je ? Ah oui les tours d’habitation, le petit supermaché low coast comme on dit aujourd’hui, la pâtisserie où se vendent d’excellentes cornes de gazelle, et où la patronne lève les yeux au ciel quand les clientes sont drapées de noir de la tête au pied…Le centre social, lieu d’espoir et de rêve, lieu d’éternels combats contre l’ignoble et la mise au ban de tant de jeunes existences…les petites résidences qui se sentent si basses, si fragiles à côté des hautes tours, mais où l’on a l’impression  de vivre plus décemment, plus au large, plus libres…

    De ce côté du pont aussi il y a le Tram qui conduit à la grande ville, en passant par les Universités du savoir : une autre espérance pour les jeunes vies, une autre illusion, un essai de partage.

    Et de l’autre côté du pont il y a les magasins, la grande surface, la petite zone d’activités artisanales et industrielles, la jardinerie avec ses espoirs de récolte, de couleurs, de parfums, de légumes frais ; et les petits animaux de compagnie qui attendent un ami, un abri, une famille d’accueil. Au final, les deux côtés du pont ne sont pas si différents que cela ! Car sur les murs des grandes tours il y a à Noël d’innombrables guirlandes de lumières artificielles et de couleurs, qui clignotent la joie et l’espoir sur les murs gris. Et dans les galeries marchandes de la zone d’activités il y a les mêmes guirlandes et les mêmes boules de couleur qui clignotent la joie et l’espoir. Moins grandioses d’ailleurs que les guirlandes des tours, qui montent dix, vingt, trente étages !

     

    Les deux côtés du pont c’est le même univers, et c’est dommage. C’est ce que se disait depuis plusieurs mois Aurore. Et elle avait envie que ça change. Et elle voulait retrouver la magie des ponts comme elle disait. Ces ponts que l’on faisait garder par de vaillants guerriers, des moines, ou parfois même des dragons. Ces ponts de la conquête mais aussi de la sauvegarde, de l’espoir d’une transformation magique si l’on arrivait à les passer…

    Alors Aurore, qui en avait assez de son prénom, oui, elle avait envie que ça change, que tout change. Et ce matin-là elle a pris ses jambes à son cou, a bondi de toute la force de sa jeunesse à la première pile du pont, et elle a disparu.

     

    Pendant ce temps, à l’Université, les étudiants dissertent sur les tags, les glyphes, les fresques murales : fait d’époque ? Expression libre de ceux qui n’ont pas d’autre support, qui n’ont pas les moyens de s’acheter des toiles…Expression contrainte de ceux qui ne savent pas lire ou se dire…Besoin de reconnaissance sociale ou communautaire… ou très ancien et très universellement répandu moyen d’inscrire sa trace, sa vie, sa marque de reconnaissance sur les pierres, les murs, la terre, le solide quoi, l’apparemment immuable ? On le dirait bien, en contemplant les pétroglyphes d’ici ou d’ailleurs, ceux des Celtes, des Calédoniens, des Chinois et autres compagnons de toutes armes et de tous ordres. Liberté de la rue, liberté dans la prison, liberté dans le métro, les tunnels, les murs anti-bruits, anti-tout.

    Bon, d’accord, on a compris. Et curieusement ils ne sont que très rarement abîmés, meurtris, détruits, tous ces graphes, glyphes et autres fresques. Comme si d’être au vu et au su de tous, à l’air libre et en liberté leur donnait un poids de plus, les sauvait de la jalousie des musées, de l’envie des hommes, de la rapacité des marchands. Ils sont l’illusoire et le transitoire qui s’installent, le non-dit et l’anonyme qui se donnent des visages et des styles.

    Aurore, qui a suivi des cours d’Histoire de l’Art, connaît bien tous ces jeux de pinceaux et leurs enjeux. Elle a envié bien des fois ses copains qui ont dressé la longue histoire de la dictature chilienne sur les murs de sa commune, la grande histoire de leur pays d’origine. Elle les a vus dérouler des mètres de dessins, de couleurs, d’animaux, de paysages andins. Elle les a vus oser signer leur œuvre, qui est restée intacte de toute souillure. A plusieurs reprises, elle si défaitiste, si pessimiste, elle a souri en longeant le mur de fresque.

    Alors, quand elle en a eu assez d’être l’Aurore de rose mièvre, elle a décidé de rejoindre ce pays où plusieurs de ses copains sont repartis quand ils l’ont pu, quand ils y ont cru.

    Et cette foi en l’élan de l’art l’a propulsée au-delà du pont, vers les étoiles. Elle a disparu.

     

    Mais Aurore n’a que l’amour pour ses amis, elle n’a de force que celle de ses jambes sportives, elle n’a de moyens que ceux de ses rêves. Alors elle n’a pas pu aller bien loin. Elle s’est retrouvée dans une campagne toute verte, toute humide de ses ruisseaux et de ses étangs, toute armoriée de ses châteaux anciens et de ses églises dentelées. Et en reprenant pied, en se redressant sur ses jambes, après ce bond par delà le pont, voici qu’elle aperçoit le cortège d’une fête de village qui se prépare et qu’elle entend des airs de ritournelle qui ne lui sont pas étrangers : « Diling dondon ce sont les filles de forge », « Aux marches du palais », « Malbrough s’en va t’en guerre »…C’est une fête du terroir et du patrimoine, dieu que les filles sont jolies habillées de rouge et de blanc, et les garçons charmants dans leurs habits du dimanche à longues culottes de velours vert !

    Aurore se mêle à leurs chants et à leurs danses :

    - Eh  la jolie brune, d’où tu sors, toi ? T’es pas d’ici ? Comment tu t’appelles ?

    - Crépuscule

    - Crépuscule ? s’exclament d’une même voix le groupe des jeunes gens qui l’entourent. Quel drôle de nom !

    - Crépuscule, comme le Crépuscule ? Le soir qui tombe et on arrête de travailler, et on rentre à la maison, et on va faire la fête ? Crépuscule comme on peut se cacher, et pleurer, et personne ne va vous voir ? Crépuscule et peut-être qu’on va se coucher avec l’espoir que demain sera meilleur, que tout va changer pendant la nuit ?

    Toutes ces questions, c’est un des danseurs qui les pose, avide du visage et des yeux d’Aurore, déjà amoureux sans doute.

    - Oui, c’est ça, enfin, pas tout à fait, mais quelque chose comme ça, lui répond elle très émue, parce que pour une fois elle a l’impression qu’on la comprend, qu’on ne se moque pas d’elle.

    - Allez, viens, on retourne danser ! Le petit groupe l’entraîne et une main forte et tendre saisit la sienne.

     

    Ils ont beaucoup ri, beaucoup chanté, beaucoup dansé. Jusqu’à…l’aurore ! Et brusquement la brume s’est levée, et tout s’est brouillé. Les voix ont déraillé, les chansons se sont évanouies, les danseurs se sont éclipsés, le froid est tombé, et Aurore a trébuché, ses jambes l’ont trahie et elle s’est cogné la tête contre un mur.

     

    Un jeune homme s’active, s’affaire même, cela fait déjà plusieurs heures. Il peint avec frénésie le portrait de sa belle avant que ses traits de son souvenir ne s’effacent. Il semble épuisé et pour se donner du cœur à l’ouvrage, pour ne pas faiblir et s’endormir  il chante, il chante à tue-tête tous les airs qu’il connaît.

    - Auprès de ma brune, qu’il fait bon fait bon fait bon, auprès de ma brune qu’il fait bon dormir !

    Le portrait de sa belle est enfin terminé, et les hautes herbes qui poussent au pied du mur lui donnent un charme particulier, celui d’un cadre champêtre, et le mouvement de la vie s’harmonise avec la fixité de la fresque.

    - Où est ma belle ? Dans la forêt. Qu’est-ce qu’elle y fait ? Elle s’y exerce. A quel métier ? Je ne le sais…

    Et soudain une  voix bien timide  le tire de sa contemplation.

    - Tu sais, toi, quand elle va revenir, Aurore ? lui demande une petite blonde qui pointe son index vers le visage, avec beaucoup d’émotion dans le regard.

     

    Sous les yeux ébahis de l’enfant, le jeune homme range avec précipitation ses affaires de peinture, les place dans un petit baluchon, et, après une caresse à cette jolie petite fille blonde qui lui rappelle quelqu’un,  prend ses jambes à son cou, et se hâte de disparaître dans les hautes  herbes. Et la petite fille entend les dernières paroles d’une chanson qui s’éloigne :

     - Elle reviendra à Pâques, ou à la Trinité, ou à la Trinité !

       

     

     

     

                                                      Fin


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